« Imaginer, installer et traverser cette Iceline ? Beau, unique, irréel »

TEMOIGNAGE – Gaëlle, ingénieure en informatique embarqué à Grenoble, nous raconte un moment de vie intense : le jour où elle a marché au-dessus d’un glacier, sur une iceline.

« 25 aout 2016, il est quatre heures du matin, et c’est probablement mon dernier tour de garde sur ce camp de base. Demain, on déplace le camp à Sydcap, à quatre heures en bateau d’ici. J’escalade l’amas rocheux qui surplombe le camp et le fjord, pour profiter une dernière fois de la vue. Après un mois et demi de tempête de ciel bleu, le ciel est couvert. Le fjord baigne dans des nouvelles lumières, et un paysage complètement différent se révèle à nos yeux. Il fait déjà jour, des nuages lourds enveloppent les montagnes. Ils teignent le fjord d’un bleu-gris profond, qui fait ressortir encore plus le blanc des Icebergs. Ils paradent plus éclatant que jamais. »

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La Iceline d’aujourd’hui me hante. Les images irréelles teintées de blanc et de bleu défilent devant mes yeux, et je sens encore le vent frais du glacier sur ma peau. Iceline. Un terme jugé unanimement plus approprié que « highline sur glacier ».

L’idée d’une Iceline est née il y a un mois et demi, sur le glacier Edward Bailey. Ce glacier est un immense fleuve plat qui s’écoule sur le Renland : il fait plus de dix fois la mer de glace. Evrard avait repéré un grand cirque sur le front du glacier, et souhaitait y installer une ligne. A ce moment-là, l’idée ne m’enchantait guère. Il faut dire qu’il faisait très chaud, et on avait mesuré que le glacier fondait de dix centimètres par jour ! Les broches de glace chauffant au soleil, cela nous laissait très peu de temps une fois les ancrages en place. Le front du glacier, sur lequel se trouvait le cirque, portait d’impressionnantes fissures et s’effondrait régulièrement. Je n’avais pas du tout confiance.

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Sur le Renland, je n’ai jamais relancé Evrard. Je pense qu’il a senti que l’idée ne m’effrayait un peu trop, car il n’en n’a plus reparlé. Trois semaines passent. Pendant ce temps, je me familiarise avec la glace. On passe la majorité de nos journées à crapahuter sur le glacier avec des sacs allant de 17 à 35 kilos, ah, les joies du portage ! Les jours de « repos », C’est cascade de glace sur le front du glacier, rappels dans les moulins, et rafting dans les bédières. A travers toutes ces aventures, je m’habitue à évoluer au milieu de cette masse blanche aux mille reflets bleus. Je me sens de plus en plus sereine dans ce magnifique terrain de jeux que nous offre mère nature.

Après le Renland, nous déménageons le camp sur les bords d’Hare Fjord. Le paysage est moins extrême, les montagnes abruptes laissent place à des collines de buissons roussis. Au fond du fjord, l’Inlandsis, la calotte du Groenland, se transforme en un petit glacier qui termine sa course dans les eaux.

Quand j’arrive devant le glacier, je sens tout de suite au fond de moi que c’est le bon. Il est magnifique. Cuvettes, failles et crevasses s’entrechoquent. Le front du glacier plonge directement dans le fjord. Vu de haut, il a des allures de mille-feuilles.

Régulièrement, des pans entiers s’effondrent dans un grand fracas, donnant naissance à des petits icebergs. Ce chaos m’émerveille et m’attire. Toute l’équipe est hypnotisée de la même manière, et nous lui attribuons sans hésiter le titre du plus beau glacier que nous avons rencontré jusque-là. L’envie de tendre une ligne au milieu de cette merveille s’installe en moi et ne me quitte plus. Quelques jours plus tard, j’en parle à Evrard. Il est tout de suite emballé : c’est décidé, demain, nous allons tendre une highline au milieu de ce glacier ! L’euphorie me prend. J’ai hâte. Je vais me coucher le sourire aux lèvres et des rêves pleins la tête.

Le jour J, on décolle assez tard du camp. Toute la matinée est dédiée aux manips scientifiques, et le début d’après-midi à une autre folie : Evrard et Laurent ont décidé de sauter depuis le front du glacier. Un joli saut de 18 mètres dans une eau à 3°.

Il est 18 heures, les manipulations sont finies, c’est l’heure de la highline ! En France, il serait déjà trop tard depuis longtemps, mais au Groenland pas de problème : la nuit n’existe pas.

A 19h30 on trouve le spot qui nous plait au milieu du chaos : une grande faille parallèle au front du glacier, profonde d’une quinzaine de mètres. A vue d’œil la ligne fait 25-30m, et donne droit sur le Fjord.

On réalise assez vite le passage de la sangle à travers les crevasses, et l’installation des ancrages sur broche à glace. On fait le choix de faire un master point égalisé sur trois points, et un backup général sur une broche. J’aurais bien mis un point supplémentaire, mais on a que huit broches de glace, et il faut faire avec. la ligne est magnifique sous les lumières du soir. Elle se fraye un chemin au milieu des arêtes blanches, des écailles bleues turquoises et des crevasses bleues nuit.

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Il est 20 h 15 quand les ancrages sont finis. Même si la nuit ne tombe pas vraiment, nous ne sommes plus en juillet, et le soleil disparaît plus loin derrière l’horizon. La pénombre s’installe doucement et le vent se joint à la fête. Avant que tout le monde soit transformé en glaçon, nous décidons de revenir demain matin pour marcher la ligne. C’est plus sage. La « nuit » va geler les ancrages et y apporter un peu de solidité. J’arbore un sourire qui ne me quitte plus. Je suis surexcitée. Vivement demain !

« Aujourd’hui, c’est ta journée ! », aux abords de la ligne, c’est ce que tout le monde me répète. Depuis hier soir, l’équipe se démène pour moi, et je ne veux pas les décevoir. Ils me donnent beaucoup d’énergie, c’est génial de les voir tous si contents pour moi. Si je veux à tout prix réussir cette ligne, c’est aussi pour eux.

Quand on arrive sur place, surprise, la glace autour des broches a fondu. Elles baignent dans une petite flaque d’eau, inutiles. Evrard ré-enfonce les broches, pendant que je vérifie l’égalisation des élingues. La ligne est assez courte pour réaliser la tension entièrement à la main : aucune poulie n’est utilisée, on ravale seulement le mou de la sangle dans le bloqueur. Au final, une ligne magnifique de 29 m, avec 2 mètres de flèche. L’installation et la tension sont réalisées efficacement : en moins d’une heure, tout est terminé. On estime avoir une grosse heure devant nous pour profiter de la ligne en sécurité, avant que les ancrages ne commencent à fondre.

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Déshabillage. J’enlève mes doudounes et polaires, mes deux pantalons, mes chaussures et mes crampons. Je monterai sur la ligne avec le minimum : pieds nus, avec un collant et un manche-longue. Je m’avance. J’essaye de faire abstraction du monde autour de moi. Ils me déconcentrent un peu, mais en même temps, leur excitation et leurs encouragements me motivent plus que jamais. Je me sens bien. Paradoxalement, j’ai entièrement confiance en ces ancrages de glace. Pas de place pour la peur, cette ligne est mystique, et je lui dois mon mieux.

Je me lève. Mes jambes tremblent un peu. Un pas. Deux pas. Trois pas, … et c’est la chute.

Les ancrages n’ont pas bronchés devant cette première mise à l’épreuve. Tout va bien. Je me relaxe en m’allongeant au milieu de la ligne. Je respire profondément, et je recommence. Je me lève, et cette fois-ci, je vais jusqu’au bout. C’est beau. C’est unique. Je me retrouve en suspension au-dessus d’une crevasse bleue turquoise. Face à moi trône le fjord bleu-gris rempli d’icebergs. C’est irréel.

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Pas question de m’arrêter ou de faire une pause. Cette Iceline a une heure d’existence, et je compte bien l’exploiter à fond. Pendant 30-45 minutes, comme dans un rêve, j’évolue sur la ligne. Je me pends par les pieds, je marche, ou je m’assoie simplement pour profiter de la vue.

Je descends de la ligne épuisée. Je lui ai tout donné. Trente minutes plus tard, elle est démontée définitivement. La glace gronde, un nouveau pan de glacier s’effondre dans l’eau. Le glacier nous rappelle qu’il est bien vivant. Dans quelques semaines, cette crevasse n’existera plus. La répétition est impossible. Un instant de magie. Une Iceline Unique. Je la nomme L’Ephémère.

Caractéristiques :

  • Nom : L’Ephémère
  • Longueur : 29m50
  • Set-Up : Polyester Tubulaire : Cosmic, de SlackInov, 6% D’élasticité
  • Tension/Flèche : Tension à la main, 2m50 de Flèche
  • Hauteur : ~15m au-dessus d’une crevasse du Glacier.

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