Les joies du portage

INTERVIEW – Pour progresser d’un point à un autre du glacier, les membres de l’expédition ont découvert les joies du portage. Imaginez : parcourir des dizaines de kilomètres sur de la terre parfois friable, surtout glacée, à travers d’immenses moraines dont les rochers, instables, menacent à tout moment de s’effondrer. Des heures de marche dans le froid, et malgré la faim qui rend chaque pas plus difficile. Avec, sur le dos, un sac d’une vingtaine de kilos pour les plus frêles, jusqu’à plus de quarante pour les épaules les plus solides.
Depuis notre arrivée dans le fjord du Skillebugt, nous avons installé quatre camps, depuis le niveau de la mer jusqu’à la diffluence du glacier Edward Bailey. Entre chaque camps, plusieurs aller-retour ont été nécessaires pour transporter le matériel scientifique et la nourriture. Le portage le plus long nous a mené jusqu’à la diffluence d’Edward Bailey. Deux numéros : les camps 2 et 3, neuf heures de marche, et toute une philosophie.

Evrard Wendenbaum nous raconte :

Vous venez de traverser une des branches du glacier pendant de longues heures. Quel est l’état d’esprit de l’équipe ?
Evrard Wendenbaum. « Nous sommes arrivés sur la diffluence. C’était très beau, assez facile malgré les deux moraines à traverser et les trous d’eau qui parsèment le glacier; il faut rester attentif. Mais nos corps sont voûtés. C’est visiblement le portage final, le dernier qui a encore été accepté par l’équipe. Même s’il y aura des camps pour rentrer. Si j’avais demandé un portage plus en amont, c’aurait commencé à peser sur l’état d’esprit général. Ça s’est déjà ressenti, il y a eu quelques commentaires des uns et des autres, pour certains c’était même le portage de trop. »

Des passages délicats rendent cette traversée plus difficile encore…
E.W. « Dès qu’on a un gros sac, la marche devient vraiment dangereuse. On peut déraper, faire tomber un bloc de pierres, le faire tomber sur quelqu’un d’autre, se faire mal. Les moraines sont instables, il faut donc essayer d’avancer tout doucement. Certains sont à l’aise, d’autres beaucoup moins : ces petits passages qui représentent des distances dérisoires prennent alors énormément de temps. »

Une perte de temps pour l’expédition ?
E.W. « Ces journées de transferts prennent du temps, c’est certain. D’autant plus qu’elles nécessitent du repos derrière. Et ça se fait au détriment de la science, des images… Mais dans le fond, je ne considère pas le portage comme du temps perdu, car c’est une philosophie d’expédition. A un moment donné, on a décidé de mettre un peu d’éthique. Nous sommes une association environnementale et nous ne sommes pas venus avec nos gros sabots : on fait comme on peut pour être en harmonie avec l’environnement. »

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C’est un choix difficile pour une expédition?
E.W. « Ça n’est pas agréable. Je sais que ça ne fait plaisir à personne, que certains ne vont pas être contents, qu’ils vont porter pour les autres et d’autres moins. Mais je trouve que c’est une belle école, c’est un moment où l’on mesure la générosité de quelqu’un : on donne de sa forme physique et de son énergie à l’autre. »

Et lorsqu’on arrive au bout?
E.W. « On mesure la difficulté d’arriver sur les lieux : la perception est différente, décuplée. En douze jours, on a appris à s’intégrer dans ce paysage, à le comprendre, à l’apprécier. On a vu tous les angles, le moindre pic, la moindre montagne. On ressent cette expédition chacun à sa manière mais ensemble et tout le temps. On le savoure d’autant plus quand on arrive au bout. «

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